
Les femmes chinoises refusent aussi la « charge mentale »
La lutte pour l’égalité des sexes en Chine (s’il y en a une) a-t-elle déjà commencé au sein des foyers ? Pour cette enquête effectuée auprès de 141 foyers chinois, nous nous sommes appuyés sur la notion de « charge mentale » (domestique), dénoncée en France par les féministes depuis quelques années. Si le concept existe tel quel en Chine, en quoi diffère-t-il de la vision occidentale ?
La charge mentale domestique (ou ménagère) est une charge cognitive qui pèse sur une personne qui doit gérer le foyer au quotidien. Si les hommes et les femmes sont tous concernés, des études démontrent que les femmes en ressentiraient davantage les effets. Dans son article « Fallait demander », la dessinatrice Emma définit la charge mentale comme celle découlant du « travail d’organisation des tâches domestiques et de l’exécution d’une partie d’entre elles », et qui représenterait au final 75 % du travail domestique. « La charge mentale, c’est le fait de toujours devoir y penser », écrit-elle, soulignant qu’en France, cette charge repose en quasi-totalité sur la femme (dans un couple hétérosexuel).
Charge mentale dans le monde : les femmes en font plus que les hommes et la Chine ne fait pas exception
L'émission de téléréalité Mr. Housework qui filme la vie de familles sous l'angle de l’exécution des tâches ménagères, pointant du doigt les hommes chinois dont le temps consacré aux travaux ménagers se classe dans les quatre derniers rangs mondiaux © Compte officiel Douban
Selon une enquête menée par l’OCDE en 2018 sur le temps consacré aux tâches ménagères dans 28 pays du monde, les femmes y consacreraient en moyenne 163 minutes par jour contre 73 minutes pour les hommes. En 2019, l'Organisation internationale du travail a rapporté qu'environ 600 millions de femmes dans le monde effectuent des tâches ménagères « à plein temps » sans aucun revenu, contre 41 millions d'hommes dans la même situation. La Chine ne fait pas exception dans cette situation dominée par une inégalité de la répartition des tâches ménagères au sein d’un foyer.
Alors que le taux d'emploi des femmes chinoises est le plus élevé au monde, le temps consacré aux travaux ménagers par les hommes chinois se classe dans les quatre derniers rangs mondiaux et les femmes consacrent en moyenne 81 minutes de plus que les hommes aux travaux ménagers (lifeweek.com, 2019). Toujours selon l’étude de l’OCDE, la Chine, ainsi que la Corée du Sud, le Japon et l’Inde, sont les quatre pays où les hommes passent le moins de temps aux tâches ménagères. Les hommes chinois consacreraient 48 minutes par jour aux courses et aux travaux ménagers, contre 155 minutes pour les femmes chinoises.
Une situation initiatrice de conflit, qui peut aller jusqu’à la séparation, comme le confirme le rapport sur les divorces en 2018 publié en mars 2019 par le Tribunal civil du Zhejiang, qui fait état de 50 000 séparations dans la province. Et la cause principale évoquée concerne les tâches ménagères (Qianjiang Evening News) !
Le travail domestique : une constante variable
Dans un environnement où s’exerce une grande pression sociale et surtout économique, les jeunes couples chinois n’ont souvent pas le temps d’intellectualiser la notion de charge mentale.
Cependant, une autre tendance se révèle notamment chez les 24-45 ans vivant dans les grandes et moyennes villes chinoises, où le travail domestique n’est pas vécu comme une contrainte, ou tout du moins comme un sujet forcément conflictuel. En effet parmi les couples de cette tranche d’âge, dans 70 % des cas, l’homme et la femme travaillent tous les deux. Dans 32 % de ces foyers, l’homme et la femme participent tous les deux aux tâches ménagères, et dans 6 % des cas,tous les membres du foyer participent, à savoir le couple et éventuellement les parents et/ou beaux-parents. Les femmes prenant en charge seules les tâches domestiques représentent 16 % des foyers contre 5 % pour les hommes, et dans 9 % des cas, celles-ci sont effectuées par une personne extérieure au couple (parents, beaux-parents, aide à domicile). Si 50 % des sondés sont satisfaits du partage des tâches dans leur foyer, ce sont les types de tâches qui déplaisent davantage aux insatisfaits que la répartition en soi.
À la question de savoir comment ces femmes vivent cette « charge », il est nécessaire de comprendre le mode de vie, la structure familiale et l’échelle des priorités des jeunes Chinois. Dans un environnement où s’exerce une grande pression sociale et surtout économique, les jeunes couples chinois n’ont souvent pas le temps d’intellectualiser la notion de charge mentale telle qu’elle est définie en France ou plus largement dans les pays occidentaux. Non pas que le concept n’existe pas, mais seulement l’expérience n’est pas vécue de la même manière. « Je comprends la notion de charge mentale que vous décrivez mais chez nous, on n’a vraiment pas le temps de penser à ça. Avec mon mari, chacun fait ce qu’il y a à faire, on ne se pose pas de question. Mais comme il est plus maniaque que moi, dans les détails, il en fait un peu plus que moi. Nous avons tous les deux tellement de travail que nous avons dû établir un planning strict qui fractionne nos journées depuis 6h du matin jusqu’à 22h tous les jours, sinon on ne pourrait pas faire tout ce qu’il y a à faire », explique Sophie X., 39 ans, fondatrice d’une entreprise de communication à Pékin où elle vit depuis 2006 avec son mari et leur fils.
Par ailleurs, il n’est pas rare de voir en Chine trois générations vivant sous un même toit, les parents du couple faisant souvent partie intégrante du foyer – ou lui rendant visite très régulièrement –, et partageant également les charges de son organisation. « C’est vrai que quand mes parents ou ceux de mon mari viennent nous voir – ils restent en général plusieurs mois –, ils s’occupent de leur petit-fils, du ménage, des courses et de faire la cuisine. Quand ils ne sont pas là, on s’arrange entre nous », continue Sophie. Côté pratique, les journées « ouvrables » sont bien plus longues en Chine où de nombreuses démarches administratives ne nécessitent pas de prise de rendez-vous et où les magasins et supermarchés restent ouverts très tard. Au quotidien, cela implique que les Chinois sont moins contraints dans le temps pour effectuer certaines tâches relatives au foyer, auxquelles ils peuvent s’atteler après le travail.
En Chine, la notion de charge mentale doit également être considérée sous l’angle du statut socio-économique du couple. L’enquête révèle notamment que chez les plus modestes, le travail domestique représente une charge réelle qui vient s’ajouter à un quotidien déjà épuisant. Pesant essentiellement sur les femmes, cette charge peut devenir source de conflit au quotidien. Chez la classe moyenne et les CSP+, le ménage et les courses sont des services qui peuvent être facilement externalisés, pas seulement parce qu’ils sont très abordables, mais aussi parce qu’entre le ménage et l’enfant, les parents sont nombreux à préférer consacrer plus de temps à leur progéniture qu’à nettoyer la maison. « Chez nous, chacun fait ce qu’il voit. Personnellement, si je vois qu’il y a des choses à faire mais que je n’ai pas envie de les faire, je ne les fais pas. Il est rare qu’une personne en fasse beaucoup plus que l’autre car on s’arrange pour trouver un équilibre », témoigne Crystal, 35 ans et co-fondatrice d’une entreprise dans l’industrie de la santé à Pékin. « Pour moi, chacun a un idéal en matière de partage du travail domestique. Et c’est lorsqu’il y a un trop grand écart entre les idéaux de chacun au sein du couple qu’il y peut y avoir un conflit », continue-t-elle.
Le féminisme à la chinoise commence avec la politique de l’enfant unique
L'actrice Yao Chen incarne une cadre dirigeante, Su Mingyu, archétype de la femme indépendante dans la série télévisée All is well © Compte officiel Douban
« Les femmes soutiennent la moitié du ciel », proclamait Mao Zedong lors de la fondation de la République Populaire de Chine en octobre 1949, « libérant » officiellement les femmes d’une tradition qui les reléguait à un statut inférieur. Mais officieusement, les principes confucéens étaient restés largement ancrés dans une société chinoise encore fortement dominée par le patriarcat. Pourtant l’éducation est devenue de moins en moins genrée dans les zones urbaines chinoises marquées par la politique de l’enfant unique mise en place entre 1979 et 2015. La tranche d’âge 25-45 ans correspond précisément à ces générations d’enfants uniques élevés dans un environnement aux mœurs progressistes, où les codes sociaux traditionnellement attribués aux femmes et aux hommes ont connu un bouleversement. Dans les zones urbaines, les familles – qui n’avaient pas le droit de faire un deuxième enfant – ont souvent éduqué leur fille comme un garçon, c'est-à-dire en lui donnant toutes les chances de réussite, la choyant, la protégeant des aléas de la vie, mais aussi en lui donnant les outils pour être indépendante. Ces filles, devenues à leur tour jeunes femmes puis mères – même si elles ont conscience de l’existence d’une différence basée sur le genre – n’ont pas forcément intégré les usages sexistes ou ont sciemment fait le choix de les outrepasser.
L’enfant unique a également eu pour conséquence ce qu’on appelle aujourd’hui un « syndrome de la princesse » : néologisme qui décrit une génération de jeunes femmes individualistes et matérialistes. Le phénomène a été provoqué par un développement économique fulgurant contribuant à une hausse du consumérisme et à l’avènement d’une classe supérieure investissant massivement dans leur(s) enfant(s), ces derniers s’habituant à une certaine richesse et au confort matériel. De plus en plus indépendantes financièrement, les femmes chinoises ont donc tendu à s’émanciper des carcans d’une vie familiale traditionnelle, basée sur le modèle « l’homme travaille à l’extérieur et la femme à l’intérieur », selon l’expression chinoise. L’évolution de la place de la femme dans la société chinoise a une incidence directe sur les mœurs et les modes de vie : les Chinoises sont de plus en plus carriéristes et le mariage a perdu de son charme auprès d’une jeunesse en quête d’un nouveau modèle de vie (cf. Le 9 n°16, avril 2019). La tendance est désormais au célibat choisi : les jeunes femmes préfèrent être seules que mal accompagnées (phénomène des sheng nü, cf. Le 9 n°4, mars 2018) et il n’est pas question pour elles de constituer un couple qui ne leur convient pas. Ces femmes indépendantes recherchent davantage un compagnon de vie qui soit leur égal et non pas des hommes-garçons pour qui elles seraient à la fois l’épouse et la mère, et qu’elles doivent en plus éduquer sur les questions d’égalité des sexes. Dorénavant, l’indépendance financière doit rimer avec l’indépendance mentale.
Certes, les stéréotypes sur l’inégalité des sexes ont encore la vie dure. En Occident aussi, où l’on entend encore trop souvent dire que les Asiatiques sont dociles, soumises et font bien la cuisine... En réalité, là où le féminisme occidental semble encore se heurter à un conformisme qui ne dit pas son nom, les mentalités des jeunes femmes et hommes en Chine semblent à l’inverse progresser en tandem. Pression sociale oblige [manque de femmes, pression du mariage], les hommes chinois n’ont certainement pas d’autres choix que d’accepter la marche inébranlable des femmes vers une émancipation totale.
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